25 nov. 2021


Penser l’ecologie
Les ressources chrétiennes (Lacroix)

Texte : Isabelle de Gaulmyn et Élodie MaurotIllustration : Thi Doan


À l’heure de la remise en question de nos modèles productifs face à une crise écologique chaque jour plus inquiétante, les ressources de la spiritualité chrétienne peuvent nous aider à y voir plus clair. Démonstration avec neuf questions.

Comment ne pas déprimer face à la catastrophe ?

Les rapports alarmants des scientifiques s’empilent, les destructions des écosystèmes sont déjà réelles,mais la prise de conscience écologique progresse lentement. Dans ce hiatus, l’écoanxiété se diffuse, allant parfois jusqu’à provoquer de véritables dépressions, notamment chez les jeunes. « L’écoanxiété témoigne d’un besoin de spiritualité, de donner du sens à la transformation écologique », analyse Cécile Renouard, religieuse de l’Assomption, philosophe et fondatrice du Campus de la transition. Pour y répondre, elle estime essentiel d’articuler trois niveaux complémentaires de transformation écologique, « la transformation des modes de vie quotidiens, la transformation des règles du jeu à un niveau systémique (politique et économique), et la transition intérieure, qui comprend l’écopsychologie autant que la dimension spirituelle ». Pour traverser ce temps de vive inquiétude, la notion d’espérance présente dans la tradition chrétienne peut être mobilisée, mais non sans vigilance face aux possibles contresens. « L’espérance chrétienne va de pair avec la lucidité sur la gravité de ce qui est en jeu, prévient Cécile Renouard. Elle ne gomme pas le mal mais elle vient rappeler que la source de la vie n’est pas empoisonnée. »

Le discours chrétien se tient ainsi sur une ligne de crête entre réalisme et refus du catastrophisme. « Le chrétien ne peut pas tomber dans le discours de la collapsologie et ne plus voir la création que comme un univers dévasté. Pour lui, la beauté de la création continue d’irradier malgré les outrages des hommes », relève la philosophe Isabelle Priaulet. Dans le même temps, il s’agit d’éprouver en profondeur la crise. « L’espérance chrétienne est une “espérance contre toute espérance”, selon l’expression originale de Paul dans l’Épître aux Romains (Rm 4, 18), analyse le théologien Christoph Theobald, qui la distingue de l’espoir lié au progressisme simpliste des XIXe et XXe siècles. Elle est une confiance en Celui dont Paul dit qu’il “appelle à la vie ce qui est mort et à l’existence ce qui n’existe pas”. »

Paradoxalement, le catastrophisme a souvent pour effet de nourrir la peur, la sidération, et du coup l’inaction. Dans son sillage fleurissent ici ou là des références à l’Apocalypse, nom du livre qui clôt la Bible. Il s’agit pourtant d’un contresens, car le terme apocalypse signifie « dévoilement » et non pas catastrophe, et ce texte, loin de se complaire dans la désespérance, invite au contraire à la persévérance et à la foi face aux tribulations de l’histoire. « Dans le christianisme, le temps de la fin n’est pas la fin des temps et, entre les deux, l’action des hommes peut se déployer », relève Grégory Quenet, historien et titulaire de la chaire Laudato si’ au Collège des Bernardins (Paris).

Le temps chrétien reste un temps ouvert, où la catastrophe ne peut jamais être dite certaine. « On ne peut pas simplement déduire l’avenir de nos rapports, de nos chiffres, souligne Michel Maxime Egger, écothéologien et chrétien de confession orthodoxe. L’avenir comporte une part d’imprévisible, d’inouï, d’inespéré… La prise de conscience en cours n’évitera peut-être pas des effondrements, mais elle nous invite à être des pessimistes pleins d’espérance, selon l’expression de Jacques Ellul. »

Sortir de la désespérance passe aussi par l’action et le fait d’imaginer et de se projeter dans un avenir désirable. « Pour mener nos transformations, nous avons besoin de mobiliser des récits inspirants de vie bonne, et la Bible en est pleine ! », rappelle Cécile Renouard.

Quelle place pour l’homme ?

La réflexion écologique invite à détrôner l’homme de son statut de « maître et possesseur de la nature »(Descartes), mais comment penser la place de l’humain dans le reste du vivant ? Quelle contribution la réflexion chrétienne peut-elle offrir à ce sujet ? Le philosophe et protestant Olivier Abel invite à considérer l’humain comme « une créature parmi les créatures », en reprenant l’expression de Paul Ricœur. « C’est le terme “parmi” qui est important, relève-t-il. Il s’agit de trouver une relation fraternelle avec le vivant. »

Pour qualifier le rapport de l’homme à la nature, plusieurs termes gravitent dans le vocabulaire chrétien. Le récit biblique déploie l’image du jardinier « qui porte l’idée de prendre soin, du care », relève Michel Maxime Egger, qui invite aussi à explorer la définition de l’homme comme « hôte » de la création. « Elle ouvre à l’idée que la création nous précède et nous offre son hospitalité comme maison de Dieu. »

Dans le sillage de l’Ancien Testament et de l’importance centrale qu’il accorde à la succession des générations, l’homme peut aussi être regardé comme un « héritier », selon l’appellation choisie par Paul dans l’Épître aux Galates. « L’homme reçoit la création comme un héritage qu’il ne possède pas, mais qu’il est appelé à transmettre », relève Christoph Theobald. Enfin, le terme d’intendant (stewart en anglais) est souvent mobilisé, notamment par le pape dans l’encyclique Laudato si’« Cette notion permet de sortir de l’idée de l’être humain qui domine, mais elle reste marquée par un registre économique, technique, managérial et peut s’accommoder d’un rapport encore très utilitaire et anthropologique à la nature », nuance toutefois Michel Maxime Egger.

Le récit de la Genèse, qui montre Dieu créant Adam en le façonnant avec de la terre, porte aussi une symbolique forte d’interdépendance entre l’homme et le reste de la création. « On peut parler de l’homme comme d’un microcosme dans le macrocosme de la création, propose Michel Maxime Egger. L’homme est une récapitulation de la création. »

La réflexion chrétienne actuelle apparaît donc loin de l’anthropocentrisme exacerbé qu’on lui prête encore souvent, mais elle résiste toujours au biocentrisme. « ”Intendant”, “jardinier”, “frère” ou “prêtre” de la création… : ces termes ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients, mais tous soulignent une spécificité de l’action humaine, qui demeure en régime chrétien », relève François Euvé. « Aux yeux du Christ, l’homme a un statut particulier, poursuit Frédéric Rognon, professeur de philosophie des religions à la faculté de théologie protestante de Strasbourg. On le voit lorsque Jésus compare l’amour de Dieu pour les hommes à celui qu’il a pour les oiseaux du ciel : les hommes ont encore plus de prix à ses yeux… »

Distinct des autres vivants sans être séparé d’eux, l’homme peut être pensé comme responsable à l’égard du reste de la création, qui lui est donnée par Dieu. Cette responsabilité inclut une capacité à la transformer, « alors qu’on voit aujourd’hui revenir un naturalisme où il faudrait que l’empreinte de l’homme sur le vivant soit la plus légère possible », relève François Euvé. « Image de Dieu », l’homme est bien reconnu comme doté de talents et d’aptitudes lui permettant de transformer le monde, « mais dans la ”non-puissance”, pour reprendre l’expression de Jacques Ellul, dans l’autolimitation de sa puissance », souligne Isabelle Priaulet.

Que puis-je encore manger ?

Végétarisme ? Véganisme ? La question alimentaire qui travaille notre époque croise les chemins de la spiritualité chrétienne. « Dans la Genèse, l’une des premières paroles adressées par Dieu à l’humanité porte sur la nourriture. Elle invite à manger de tout, à l’exception des animaux, c’est-à-dire sans violence », explique François Euvé. Mais, quelques pages plus loin, l’épisode de Noé et le récit du Déluge changent la donne : « L’homme a sauvé l’animal et en échange il peut s’en nourrir, mais à l’exception du sang. »

Dès le début de la Bible, la relation de l’homme à l’animal se montre donc complexe. Pouvoir manger les animaux apparaît comme une concession à la violence des hommes, dont il semble vain d’espérer l’éradication. De fait, la Bible n’est pas végétarienne. Dans les Évangiles, notamment, on voit le Christ manger du poisson, « mais il y a là une dimension symbolique », avance Christine Kristof-Lardet, essayiste et écojournaliste, elle-même végétarienne, qui préfère insister sur les signes que le Christ choisit pour manifester sa présence, « le pain et le vin, le blé et le raisin, des aliments très sobres, très simples, présents dans le régime alimentaire méditerranéen de son époque ».

La question du végétarisme traverse l’histoire de la spiritualité chrétienne. La Règle de saint Benoît, par exemple, interdit la viande, sauf pour les frères vieux ou malades. « ”Le sommes-nous tous devenus ?”, m’a confié un jour un bénédictin », relève Christine Kristof-Lardet. Dans les faits, cette prescription souffrit de nombreuses exceptions au fil de l’histoire, tout comme celles liées à l’abstinence de viande pendant le Carême et l’Avent.

Pour autant, le christianisme a également une longue tradition de libéralité à l’égard de l’alimentation. Les Évangiles invitent ainsi à se méfier de toute prétention à une forme de pureté alimentaire. Dans les débats actuels, le philosophe Olivier Abel voit poindre une forme de « refus de prendre ». « Il faut se souvenir qu’avant de recevoir, la vie prend, comme l’embryon qui s’accroche dans l’utérus, indique-t-il. Accepter la vie, c’est accepter de prendre, mais prendre ne veut pas dire accaparer. Il y a une éthique et une esthétique du prendre : je ne prends pas trop, j’en laisse aux autres, je ne prends pas sans remercier, sans goûter ce que je prends, sans le mélanger avec de la parole, le partager avec d’autres. » Autant de points d’attention qui invitent à reconsidérer nos manières de nous alimenter…

Pourquoi parler de « conversion » à l’écologie ?

Nos sociétés sécularisées n’ont pas hésité à reprendre le terme de « conversion » pour qualifier le changement auquel le péril écologique convoque. Ce terme, riche d’une longue histoire chrétienne réfléchissant d’abord et avant tout la conversion à Dieu, peut éclairer nos transformations écologiques. « Chez les Grecs anciens, la conversion est un fruit de la raison et de la volonté. Le christianisme, de son côté, apporte une rupture liée à la conscience que l’homme ne peut pas tout ce qu’il veut, à cause de la faille originelle du péché, analyse Isabelle Priaulet, philosophe. La “metanoïa” (conversion) chrétienne alors change de sens : elle suppose un repentir et une ouverture du soi à plus grand que soi. Il ne s’agit pas de se convertir mais d’être converti. »

Ainsi envisagée, la notion de conversion donne une autre coloration à la transformation écologique : elle en souligne la dimension intime et spirituelle, mais aussi relationnelle. « Dans la conversion, il y a un souci de soi qui se tourne aussi vers la transformation du monde », souligne Olivier Abel.

Du monde grec, le christianisme a hérité l’idée d’un travail sur soi : la conversion se recherche dans un dépouillement du cœur, une orientation de l’attention, qui s’acquièrent dans la prière et la vie communautaire. Car il faut noter que le christianisme ne s’intéresse pas seulement à la conversion individuelle, « il est aussi sensible à la manière de changer ensemble de co-habitudes, comme le montre notamment la vie monastique », relève Olivier Abel.

La conversion, vue depuis le christianisme, si elle désigne une transformation, n’est pas nécessairement brutale. « Le modèle de la conversion de Paul dans les Actes des Apôtres n’est pas le seul registre de la conversion, qui progresse lentement, par paliers successifs et s’inscrit dans le temps »,fait remarquer Christoph Theobald. Justement, l’enjeu de la conversion écologique est de parvenir à s’inscrire et tenir dans la durée, en dépit de la lassitude et des découragements… « S’engager est un défi pour beaucoup de jeunes. Or la transition écologique a besoin de gens qui s’engagent durablement dans un projet collectif, décrit Cécile Renouard. Les chrétiens peuvent témoigner d’une expérience de l’engagement où, dans la fidélité, on expérimente une plus grande liberté. »

Le christianisme insiste aussi sur l’investissement personnel et collectif que nécessite la conversion. « La conversion écologique ne peut pas passer par un rapport immédiat : il ne suffit pas d’aller dans la nature pour transformer son regard et ouvrir son cœur, souligne Isabelle Priaulet. Dans ce cas, on ne fait bien souvent que consommer de la nature. »

Enfin, toute conversion comporte des renoncements, et le christianisme l’a toujours identifié. Cette expérience peut servir pour accompagner les sacrifices concrets impliqués par la conversion écologique. « L’expérience de la conversion, c’est celle de quitter des habitudes devenues des armures, pour un mieux vivre », rappelle Cécile Renouard, qui remarque que l’écoanxiété touche souvent les jeunes milieux aisés, « à l’idée de perdre des habitudes très confortables, des représentations de ce l’on pouvait imaginer faire dans le monde, une confiance dans les institutions… »

Quel statut pour la nature ?

Quelle est la valeur propre aux yeux de Dieu de chaque créature non humaine, ainsi que du monde minéral (roches, océans, sable…) ? Dans l’encyclique Laudato si’, le pape François regrette que ce qu’il nomme « le paradigme technocratique » ait réduit les non- humains à un stock de ressources dans lequel les humains ont cru pouvoir puiser à leur gré.

Certains théologiens, comme le protestant Jürgen Moltmann, vont assez loin dans l’attribution d’un statut aux créatures autres que l’homme. « Pour lui, analyse Frédéric Rognon, l’animal est aussi notre prochain, au même titre que l’homme. » Quoi qu’il en soit, la tradition chrétienne a su parfois se rendre attentive au message des créatures, depuis les écrits de Maxime le Confesseur (580-662) jusqu’à l’attention à la souffrance animale d’un écrivain catholique comme Léon Bloy (1846-1917). Plus généralement, les chrétiens, plutôt habitués à tourner leur regard vers « les réalités d’en haut », doivent apprendre à mieux regarder cette nature, et chercher Dieu en elle : au fond, analyse le père Frédéric Louzeau, professeur aux Bernardins, « rien n’oblige à donner la condition de personne à toute la nature. Il faut seulement parvenir à sortir d’une polarisation entre le sujet (l’homme) et l’objet (la nature) par une plus grande attention aux caractéristiques de la matière » et en reconnaissant que cette nature participe elle-même au cycle de la création. C’est ce qui se passe, par exemple, lorsque un processus comme la pollinisation des plantes par les abeilles est reconnu comme un service écologique.

La destruction de notre planète, un péché ?

Comment vivre spirituellement cette catastrophe que nous avons provoquée ? Existe-t-il, pour les chrétiens, un « péché écologique » ? La question est complexe. Notre responsabilité est engagée, donc notre liberté, notamment à l’encontre des générations futures. La Bible envisage souvent cette chaîne qui lie les générations, comme dans ce verset d’Ézéchiel : « Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées. » Le philosophe Hans Jonas, non pas chrétien mais juif, a théorisé cette responsabilité pour demain dans Le Principe de responsabilité : il montre comment nos comportements engagent durablement les générations futures. « L’enjeu est vraiment de sortir de l’attitude que porte l’expression “Après moi le déluge !” », relève Christoph Theobald. L’histoire du salut chrétien, remarque le théologien, dessine une solidarité entre tous les hommes « qui n’est pas limitée aux cinq générations présentes sur terre à un même moment, mais aux générations qui nous précèdent et celles qui nous suivront ».

« On peut parler de péché écologique pour les destructions environnementales, puisqu’il s’agit d’une faute contre la création, qui fait partie du projet de Dieu », analyse François Euvé. Le patriarche orthodoxe Bartholomée, largement repris par le pape François dans Laudato si’, a beaucoup insisté sur cette notion : « Que les hommes dégradent l’intégrité de la Terre en provoquant le changement climatique, en dépouillant la terre de ses forêts naturelles ou en détruisant ses zones humides ; que les hommes portent préjudice à leurs semblables par des maladies en contaminant les eaux, le sol, l’air et l’environnement par des substances polluantes, tout cela, ce sont des péchés », a-t-il écrit.

Cette faute peut sembler écrasante à l’échelle de l’individu, d’autant plus qu’elle le dépasse largement, tant elle est liée à tout le système de production économique. Le christianisme reconnaît l’existence d’un mal de nature collective. La doctrine sociale de l’Église invite à imaginer une transformation des règles du jeu et des systèmes par le biais du politique. De même, nous pouvons être souvent, ou du moins nous avons longtemps été ignorants du mal que nous faisons à la planète : le psaume 19 parle du « mal caché » qu’il faut purifier.

Les agriculteurs des années 1960, soucieux de mieux nourrir leurs concitoyens, n’avaient pas conscience d’abîmer la planète avec l’utilisation intensive des engrais. Toutefois, chercher à discerner la ou les racines proprement humaines de la crise écologique permet de nommer ce « mal caché » dans le cœur humain et donc d’aller vers une démarche de réparation. « Qu’il s’agisse du paradigme technocratique dominant ou bien de l’anthropocentrisme dévié, le pape François dans Laudato si’ désigne là où les êtres humains ont besoin d’une conversion pour être sauvés », analyse le père Frédéric Louzeau.

Attention, cependant, « en écologie comme dans d’autres domaines, la culpabilité est dangereuse. La culpabilité n’est utile que dans l’instant de la prise de conscience de l’erreur », estime Christine Kristof. « L’enjeu est de passer d’une écologie du devoir, du ”il faut”, à une écologie du désir, pointe de son côté Maxime Egger. Le moteur ne doit pas être nos incohérences mais le désir, qui est une des composantes de l’image de Dieu en l’homme. Cela fait souffler une autre énergie sur la conversion écologique. »

La sobriété, un concept chrétien ?

Ce n’est pas une nouveauté dans le christianisme. Pour ne parler que des plus récents, nombre de théologiens ou philosophes chrétiens comme Guardini, Ellul, Illich ont critiqué la rationalité moderne et son usage de la technique, s’emportant contre la tentation de la toute-puissance et de la domination. « Jacques Ellul parle ainsi d’une croissance infinie dans un monde qui est, lui, fini », explique ainsi Frédéric Rognon. Le christianisme ne manque pas de textes qui proposent une remise en cause d’un certain modèle économique fondé sur la vision d’une croissance infinie. C’est ce « paradigme technocratique » que cible également le pape François dans Laudato si’« Si la question chrétienne est de savoir ce qu’est une “vie meilleure”, et elle n’est pas forcément dans un développement à outrance », analyse Grégory Quenet. Ainsi, dans Âge de pierre, âge d’abondance, publié en 1972 (trad. française 1976), Marshall Sahlins explique que la vision des peuples primitifs a été victime de l’ethnocentrisme occidental. « Parce que les biens matériels des peuples primitifs sont peu nombreux, on en a déduit qu’ils vivaient dans le dénuement »,explique Grégory Quenet. « Or, estime-t-il, on peut atteindre l’abondance tout aussi bien en produisant beaucoup qu’en désirant peu. »

La sobriété est un comportement qui puise à la tradition chrétienne, notamment monastique. « Jésus ou Jean-Baptiste sont de ce point de vue des modèles éthiques de la simplicité », remarque Frédéric Rognon. Et il n’est pas difficile de trouver dans la tradition chrétienne maints éloges de la frugalité, de la pauvreté comme idéal de vie. Les chrétiens peuvent être assez à l’aise avec l’idée même de décroissance.

Mais se pose immédiatement une question de fond dans cet éloge de la sobriété : la situation d’une partie de l’humanité. Comment permettre aux pays les plus pauvres de sortir de la pauvreté sans abîmer encore un peu plus la planète ? C’est sans doute là que l’encyclique Laudato si’ est la plus novatrice et apporte un élément décisif à la réflexion écologique, en liant étroitement le souci écologique à la justice sociale. Certains écologistes sont plus préoccupés de la nature que de la justice sociale. Leur critique du système de production et leur plaidoyer pour une décroissance font peu de cas des conditions de vie de la majorité des hommes.

Une vision chrétienne oblige à repenser assez fondamentalement les modèles de vie commune, non pas seulement en critiquant le système capitaliste, mais en cherchant comment s’ouvrir en même temps « à la clameur de la terre et à celle des pauvres »,pour reprendre l’expression de Laudato si’. Là encore, cela nécessite une profonde conversion, car il faut savoir entendre ce cri de la terre et le cri des pauvres, la première et les seconds étant justement, dans notre société, des sans-voix… C’est sans doute dans les expériences menées par des communautés chrétiennes tournées vers les plus fragiles, comme ATD, L’Arche, Caritas, qui cherchent ensemble un nouveau style de vie plus écologique et plus inclusif, que l’on trouvera les modèles les plus inspirants. Les exclus y sont mis au cœur de la transition écologique.

Sommes-nous trop nombreux sur Terre ?

La question de la natalité et de la surpopulation est ancienne. C’est dans les années 1960 que l’on a commencé à parler de la « bombe humaine » qui risquait de peser sur l’avenir de la planète et ses ressources limitées. Mais c’est un sujet sur lequel les responsables catholiques, soucieux de défendre la vie et la procréation et opposés à un contrôle des naissances par des moyens non naturels, se sont toujours montrés très prudents. Pour le protestant Frédéric Rognon, c’est même l’angle mort de l’encyclique Laudato si’, « qui n’ose pas s’attaquer de front à ce problème ». Il s’agit pour lui de préserver l’habitabilité de la Terre : la population est aujourd’hui de près de 8 milliards d’habitants. Certains s’inquiètent de la voir passer à 10 milliards.

« Attention cependant à la manière dont est présenté le débat, nuance le père Frédéric Louzeau. Il y a une forme de condescendance de la part des pays riches pour dire aux pays pauvres de faire moins d’enfants », alors que parmi les pays les plus pollueurs, beaucoup ont un taux de natalité faible. Les bébés sont ainsi les boucs émissaires d’une absence de remise en cause du modèle de développement. Et puis, poursuit-il, « qui décide du nombre d’enfants idéal ? L’État ? Un gouvernement mondial ? Ce n’est pas sans poser de graves problèmes éthiques ».Enfin, la courbe de naissance a tendance, sur le long terme, à s’infléchir dans les pays les plus pauvres, et l’on estime que la population mondiale devrait baisser à partir de 2064.

Sur le fond, concevoir et mettre un enfant au monde est, dans une perspective chrétienne et biblique, une bonne nouvelle, et on comprend les réticences à faire de la natalité la variable d’ajustement écologique. En revanche, les chrétiens, catholiques et protestants, se rejoignent sur l’importance de créer les conditions d’une régulation par un discernement, à travers l’éducation à la parentalité responsable, l’accès à la santé. L’idée étant de restaurer un choix heureux et conscient de l’humanité.

Le christianisme grand responsable de l’état de la planète ?

Les débuts du questionnement sur la responsabilité du christianisme dans la crise environnementale remontent à la fameuse thèse de Lynn T. White Jr, parue en 1967, sur « Les racines historiques de notre crise écologique ». Visé, le fameux « soumettez la terre » de la Genèse, qui aurait contribué à une vision anthropocentrique et utilitariste de la nature. Il n’y a cependant pas de réponse simple à cette interpellation, car, comme le note Dominique Bourg, « le christianisme a partie liée avec la modernité ». De plus, cette modernité rationaliste s’est largement développée en conflit avec le christianisme à partir des Lumières.

On peut cependant regretter, comme Frédéric Rognon, que dans un premier temps « le christianisme ait raté la conversion écologique et tardé à relire sa propre tradition, qui est pourtant riche en la matière ». Il est vrai aussi que Vatican II, dans le texte Gaudium et spes, a donné une vision positive de l’activité humaine et du progrès qui, on le voit bien, n’est plus suffisante. Aujourd’hui, les chrétiens s’efforcent d’adopter une vision moins littérale de la Genèse et, au contraire, de rapprocher ces versets d’autres passages de la Bible, qui replace l’homme dans une attitude respectueuse de cette nature. Lynn T. White Jr lui-même, loin de fustiger la religion, enjoignait au contraire de réfléchir à faire évoluer l’interprétation des textes par les théologiens et avait émis plusieurs propositions pour contribuer à ce travail.

Pour autant, « le christianisme ne peut se contenter de réinterpréter les textes pour se dédouaner à bon compte de toute responsabilité », explique le père Frédéric Louzeau. L’erreur des religions chrétiennes, poursuit-il, c’est d’avoir assez largement délaissé la question de la matière en l’abandonnant aux sciences et en se recentrant sur une version de plus en plus spiritualisée, moralisée, de la question du Salut. La conversion écologique va bien au-delà d’une relecture de la Genèse. Il s’agit d’un profond changement de vie, de sensibilité, de relations. Le travail théologique ne fait que commencer.