21 janv. 2022

La conversation

Cardinal Jean-Claude Hollerich
« Pour être entendue, l’église doit changer de méthode »



Recueilli par Loup Besmond de Senneville (à Rome)Photo : Olivier Toussaint pour La Croix L’Hebdo
Baisse du nombre de croyants, rôle de l’Église dans la société, célibat, sexualité… Sans détour, le cardinal luxembourgeois Jean-Claude Hollerich évoque l’avenir du catholicisme. Pour cet homme de confiance du pape François, ce n’est pas le message qu’il faut changer mais la façon de l’exprimer.

Vous êtes ancien missionnaire au Japon, jésuite, archevêque de Luxembourg, cardinal… Avez-vous toujours cherché Dieu de la même façon ?

Lorsque, jeune prêtre, je suis arrivé au Japon, cela a été un grand choc. J’étais à l’époque un jeune homme imprégné du catholicisme populaire de Luxembourg. Avec d’autres jésuites, chacun venant d’un milieu catholique différent, nous arrivions avec un modèle de catholicisme dont nous avons tous vu très vite qu’il ne correspondait pas à l’attente du Japon.

Pour moi, cela a représenté une crise. J’ai dû faire abstraction de toutes les piétés qui constituaient jusqu’alors les richesses de ma foi, renoncer aux formes que j’aimais. J’ai été confronté à un choix : ou bien je renonçais à ma foi parce que je n’en retrouvais pas les formes que je connaissais, ou bien j’entamais un voyage intérieur. J’ai choisi la seconde option. Avant de pouvoir le proclamer, j’ai dû devenir un chercheur de Dieu. Je disais avec insistance : « Dieu, où es-tu ? Où es-tu, aussi bien dans la culture traditionnelle que dans le Japon postmoderne ? »

En rentrant en Europe, il y a dix ans, j’ai dû recommencer. À vrai dire, je pensais y retrouver le catholicisme que j’avais quitté dans ma jeunesse. Mais ce monde-là n’existait plus… Aujourd’hui, dans cette Europe sécularisée, je dois faire le même exercice : chercher Dieu.

L’Europe est-elle redevenue aujourd’hui une terre de mission ?

Oui. Elle l’est depuis longtemps. Le Luxembourg de ma jeunesse ressemblait un peu à l’Irlande, avec de grandes processions, une forte piété populaire… Quand j’étais petit, tous les enfants étaient à l’église. Mes parents n’y allaient pas, mais ils m’y envoyaient, parce que c’était normal de le faire. Je me souviens qu’à l’école, une enfant de ma classe n’avait pas fait sa première communion et cela avait créé un scandale. Maintenant, ce qui provoque le scandale, c’est plutôt qu’un enfant la fasse.

Mais après réflexion, je vois bien que ce passé n’était pas si glorieux. Je ne le percevais évidemment pas lorsque j’étais enfant, mais je me rends compte aujourd’hui qu’il y avait déjà à l’époque, dans cette société, beaucoup de fissures et d’hypocrisie. Au fond, les gens ne croyaient pas plus qu’aujourd’hui, même s’ils allaient à l’église. Ils avaient une sorte de pratique dominicale culturelle, mais sans que cela soit inspiré par la mort et la résurrection de Jésus.

Cette pratique culturelle du catholicisme est-elle selon vous terminée ?

Pas encore tout à fait. Cela varie selon les régions dans le monde. Mais je suis convaincu que le Covid va accélérer ce processus. À Luxembourg, nous avons un tiers de pratiquants en moins. Je suis sûr qu’ils ne vont pas revenir. Parmi eux, se trouvent des gens d’un âge certain qui trouveront pénible et douloureux de reprendre la pratique religieuse, de se déplacer dans une église.

Mais il y a aussi ces catholiques pour lesquels la messe dominicale se résumait à un rituel important, assurant une stabilité à leur vie. Pour beaucoup, se dire catholique est encore une sorte de déguisement doté d’une morale générale. Cela contribue selon eux à tenir la société, à être de « bons chrétiens » mais sans vraiment définir ce que cela veut dire.

Mais cette époque doit finir. Nous devons maintenant bâtir une Église sur la foi. Nous savons désormais que nous sommes et que nous serons une minorité. Il ne faut ni s’en étonner ni s’en lamenter. J’ai la douce certitude que mon Seigneur est présent dans l’Europe actuelle.

Vous n’avez aucun doute là-dessus ?

Oh non. Aucun. Ce n’est plus une question qui me hante. Lorsque j’étais plus jeune, j’avais peur de ne pas le trouver, j’étais comme hanté par cette crainte. Je devais le découvrir ou je coulais. Maintenant, je suis beaucoup plus paisible.

C’est la sagesse de l’âge ?

Je ne sais pas s’il y a une sagesse de l’âge. (Rires.) Je serais content s’il y en avait une ! Mais au fond, l’on fait toujours les mêmes bêtises, et on se heurte toujours à un même mur. Au moins, on sait que le mur est là, et que ça va faire mal. Je sais aussi désormais que je ne suis qu’un instrument du Seigneur. Il en existe beaucoup d’autres. Cette conscience me pousse à avoir toujours un peu de suspicion à l’encontre de tous ceux qui disent avoir la recette imparable pour annoncer Dieu.

Il n’y a pas de recette magique ?

Non. Il n’y a que l’humilité de l’Évangile.

Et quand vous étiez plus jeune, vous croyiez aux recettes magiques ?

Oui, bien sûr, j’y croyais. Mais c’est un beau péché de jeunesse. Cela montre aussi l’enthousiasme des jeunes…

En quoi le message du christianisme est-il toujours pertinent aujourd’hui ?

Parce que l’homme n’a pas changé depuis deux mille ans. Il est toujours en quête du bonheur et ne le trouve pas. Il est toujours assoiffé d’infini et se heurte à ses propres limites. Il commet des injustices qui ont des conséquences graves pour d’autres personnes, ce que nous appelons le péché. Mais nous vivons maintenant dans une culture qui a tendance à refouler ce qui est humain. Cette culture du consumérisme promet de combler les désirs de l’homme, mais elle n’y parvient pas. Pourtant, dans des moments de crise, de choc, les hommes se rendent bien compte que tout un tas de questions dorment au fond de leur cœur. Le message de l’Évangile est d’une fraîcheur exceptionnelle pour répondre à cette recherche de sens et de bonheur.

Le message est toujours pertinent, mais les messagers apparaissent parfois dans des costumes des temps passés, ce qui n’est pas le meilleur service rendu au message lui-même… C’est pourquoi nous devons nous adapter. Non pas pour changer le message lui-même, évidemment, mais pour que celui-ci puisse être compris, même si c’est nous qui l’annonçons. Le monde est toujours à la recherche, mais ne cherche plus de notre côté, et cela fait mal. Nous devons présenter le message de l’Évangile de telle manière que les gens puissent s’orienter vers le Christ.

C’est précisément pour cela que le pape François a lancé en octobre dernier un Synode sur la synodalité, dont vous êtes rapporteur général. Vous avez déclaré récemment que vous ne savez pas ce que vous écrirez dans le rapport…

Je dois être celui qui doit écouter. Si j’émets beaucoup de propositions, cela va décourager les gens qui ont un autre avis. Ainsi, ce sont les gens qui doivent remplir ma tête et les pages. C’est cela le synode. Il doit être ouvert. Comme le dit le pape, c’est le Saint-Esprit qui est le maître d’œuvre. Nous devons donc aussi lui laisser la place.

Si cette méthode est importante, c’est qu’aujourd’hui, on ne peut plus se contenter de donner des ordres du haut vers le bas. Dans toutes les sociétés, en politique, dans les entreprises, ce qui compte désormais est la mise en réseau. Ce changement des modes de décision va de pair avec un véritable changement de civilisation, auquel nous faisons face. Et l’Église, comme elle l’a toujours fait tout au long de son histoire, doit s’y adapter. La différence est que cette fois, le changement de civilisation a une force inédite. Nous avons une théologie que plus personne ne comprendra dans vingt ou trente ans. Cette civilisation aura passé. C’est pourquoi il nous faut un nouveau langage qui doit être fondé sur l’Évangile. Or, toute l’Église doit participer à la mise au point de ce nouveau langage : c’est le sens du synode.

En tant que président de la Comece, vous avez participé début octobre à Rome à une réunion avec les partis de droite et de centre droit européens. En sortant, le cardinal Pietro Parolin a encouragé à ne pas considérer le christianisme comme un supermarché dans lequel on ne choisirait que certaines valeurs. Cette tentation existe-t-elle chez les politiques ?

Oui, clairement. À droite, ils prennent les symboles chrétiens, ils aiment les chapelets et les crucifix, mais ce n’est pas toujours lié au mystère du Christ. C’est lié à notre culture européenne passée. Ils veulent faire référence à une culture pour la conserver. C’est un mauvais usage de la religion.

À gauche, je connais aussi des hommes et des femmes politiques qui se disent chrétiens convaincus, se battent contre le changement climatique, mais votent au Parlement européen pour que l’IVG soit un droit fondamental et limiter la liberté de conscience des médecins. C’est aussi prendre la religion comme un supermarché.

On peut être démocrate-chrétien, socialiste, écolo… tout en étant chrétien. Cette diversité des formations politiques profite d’ailleurs beaucoup à la société. Mais les responsables politiques ont souvent tendance à taire leurs préférences religieuses pour les réserver au domaine privé. Dans ce cas, ce n’est plus une religion, mais une conviction personnelle. La religion demande un espace public pour s’exprimer.

Mais n’est-il pas plus difficile pour les chrétiens de s’engager en politique ?

D’abord, il est vrai qu’il y a moins de chrétiens. Ensuite, il est vrai qu’ils sont de moins en moins engagés en politique. On le voit après chaque élection. Par ailleurs, il est évident que le message des évêques pour la société ne passe plus. Vous en faites l’expérience, en France, depuis plusieurs années.

Cette expérience est la conséquence de notre minorité. Pour faire comprendre ce que nous voulons, nous devons entamer un long dialogue avec ceux qui ne sont plus chrétiens, où le sont seulement à la marge. Si nous avons certaines positions, ce n’est pas parce que nous sommes conservateurs, mais parce que nous pensons que la vie et la personne humaine doivent être au centre. Pour pouvoir dire cela, je pense qu’il faut entretenir des dialogues, des amitiés, avec des décideurs ou des responsables politiques qui pensent autrement. Même s’ils ne sont pas chrétiens, nous partageons avec eux un souci honnête de collaborer au bien de la société. Si nous ne voulons pas vivre dans une société compartimentée, il faut être capable d’écouter le récit des uns et des autres.

Cela signifie que l’Église doit renoncer à défendre ses idées ?

Non, il ne s’agit pas de cela. Il faut essayer de comprendre l’autre, pour établir des ponts avec la société. Pour parler de l’anthropologie chrétienne, nous devons nous fonder sur l’expérience humaine de notre interlocuteur. Car si l’anthropologie chrétienne est merveilleuse, elle ne sera bientôt plus comprise si nous ne changeons pas de méthode. Et à quoi cela nous servirait-il de prendre la parole si nous ne sommes pas écoutés ? Parlons-nous pour nous-mêmes, pour nous assurer que nous sommes du bon côté ? Est-ce pour rassurer nos propres fidèles ? Ou parlons-nous pour être entendus ?

Quelles sont les conditions de cette écoute ?

Tout d’abord l’humilité. Je pense que même si cela n’est pas forcément conscient, l’Église a l’image d’une institution qui sait tout mieux que les autres. Il lui faut donc une grande humilité, sans quoi elle ne peut pas entrer dans un dialogue. Cela signifie aussi qu’il faut montrer que nous voulons apprendre des autres.

Un exemple : je suis tout à fait opposé à l’avortement. Et comme chrétien, je ne peux pas avoir une position différente. Mais je comprends aussi qu’il y a un souci de dignité des femmes, et le discours que nous avons eu dans le passé pour nous opposer aux lois sur l’avortement n’est plus audible aujourd’hui. Dès lors, quelle autre mesure pouvons-nous prendre pour défendre la vie ? Lorsqu’un discours ne porte plus, il ne faut pas s’acharner mais chercher d’autres voies.

En France, beaucoup estiment que l’Église a perdu une large part de sa crédibilité en raison des crimes sexuels commis en son sein. Comment vous situez-vous par rapport à cette crise ?

D’abord, je veux dire que ces abus sont un scandale. Et lorsque l’on voit les chiffres du rapport Sauvé, on voit bien qu’il ne s’agit pas du lapsus de quelques-uns. Il y a, quelque part, une faute systémique, qu’il faut relever. Nous ne devrions pas avoir peur des blessures que cela pourrait nous infliger, quine sont d’ailleurs absolument rien comparées à celles des victimes. Par conséquent, nous devons faire preuve d’une très grande honnêteté et être prêts à prendre des coups.

J’étais il y a quelques semaines au Portugal, où je célébrais la messe. Il y avait là un petit garçon qui, servant la messe, me regardait comme si j’étais le bon Dieu. Je percevais bien qu’il voyait en moi un représentant de Dieu, ce que j’étais d’ailleurs, dans la liturgie. Abuser de tels enfants est un véritable crime. C’est une faute beaucoup plus grave que si un professeur ou un entraîneur de sport commettait ces actes. Le fait que l’on ait toléré cela pour protéger l’Église, cela fait mal. On a fermé les yeux ! C’est presque irréparable.

J’en viens maintenant à votre question. Certains ont perdu confiance. Pour la regagner, lorsque cela est possible, il faut avoir une grande humilité. Lorsque l’on accompagne une communauté ou une personne, il faut toujours garder en tête le principe du respect absolu de ceux que l’on accompagne. Je ne peux disposer d’une personne.

Il me semble évident que ces questions seront dans toutes les têtes et dans tous les cœurs au cours du processus du Synode. Nous devons adopter des changements.

S’il y a une faute systémique, faut-il à vos yeux des changements systémiques ?

Oui. Évidemment, dans mon diocèse, nous avons, comme beaucoup d’autres, une charte de bonne conduite que tout le monde doit signer, prêtres comme laïcs qui travaillent pour l’Église. Avant l’ordination, nous soumettons aussi les séminaristes à huit sessions psychologiques destinées à détecter la pédophilie. Nous faisons tout ce que nous pouvons, mais ce n’est pas assez. Il faut une Église structurée de telle manière que ces choses-là ne soient plus possibles.

C’est-à-dire ?

Si l’on avait donné plus de voix aux femmes et aux jeunes, ces choses-là auraient été découvertes beaucoup plus tôt. Il faut cesser de faire comme si les femmes étaient un groupe marginal dans l’Église. Elles ne sont pas à la périphérie de l’Église, elles sont au centre. Et si nous ne donnons pas la parole à celles qui sont au centre de l’Église, nous aurons un grand problème. Je ne veux pas être plus précis : cette question sera forcément posée au Synode, dans différentes cultures, dans différents contextes. Mais l’on a trop ignoré les femmes. Il faut les écouter, comme, d’ailleurs, le reste du peuple de Dieu. Les évêques doivent être comme des bergers qui sont à l’écoute de leur peuple. Il ne s’agit pas seulement pour eux de dire : « Oui, j’entends, mais cela ne m’intéresse pas. » Ils doivent être au milieu de leur troupeau.

Quels autres changements faut-il opérer ?

La formation du clergé doit changer. Elle ne doit pas être uniquement centrée sur la liturgie, même si je comprends que les séminaristes y accordent une grande importance. Il faut que des laïcs et des femmes aient leur mot à dire dans la formation des prêtres. Former des prêtres est un devoir pour l’Église entière, et donc il faut que l’Église entière accompagne cette étape, avec des hommes et des femmes mariés et des célibataires.

Deuxième chose, nous devons changer notre manière de considérer la sexualité. Jusqu’à maintenant, nous avons une vision plutôt réprimée de la sexualité. Évidemment, il ne s’agit pas de dire aux gens qu’ils peuvent faire n’importe quoi ou d’abolir la morale, mais je crois que nous devons dire que la sexualité est un don de Dieu. Nous le savons, mais le disons-nous ? Je n’en suis pas sûr. Certains attribuent la multiplication des abus à la révolution sexuelle. Je pense exactement l’inverse : à mon avis, les cas les plus horribles se sont produits avant les années 1970.

Dans ce domaine, il faut aussi que les prêtres puissent parler de leur sexualité et qu’on puisse les entendre s’ils ont du mal à vivre leur célibat. Ils doivent pouvoir en parler librement, sans craindre d’être réprimandé par leur évêque. Quant aux prêtres homosexuels, et il y en a beaucoup, ce serait bien qu’ils puissent en parler à leur évêque sans que ce dernier les condamne.

En ce qui concerne le célibat, dans la vie sacerdotale, demandons franchement si un prêtre doit nécessairement être célibataire. J’ai une très haute opinion du célibat, mais est-il indispensable ?J’ai dans mon diocèse des diacres mariés qui exercent leur diaconat de manière merveilleuse, font des homélies par lesquelles ils touchent les gens beaucoup plus fortement que nous, qui sommes célibataires. Pourquoi ne pas avoir aussi des prêtres mariés ?

Et même, si un prêtre ne peut plus vivre cette solitude, on doit pouvoir le comprendre, ne pas le condamner. Moi, maintenant, je suis vieux, cela me concerne moins…

Vous, vous avez senti cette difficulté de vivre cette solitude ?

Oui, bien sûr. À certains moments de ma vie, cela a été très clair. Et il est aussi évident que chaque prêtre tombe amoureux, de temps en temps. Toute la question est de savoir comment se comporter dans ce cas-là. Il faut d’abord avoir l’honnêteté de se l’avouer à soi-même, puis agir de telle manière que l’on puisse continuer à vivre son sacerdoce.