4 juin 2022

La vie dessaisie..

Spiritualité et religion

Les chrétiens du XXIe siècle invités au « dessaisissement »

Mélinée Le Priol 
Dans un essai aussi délicat que vivifiant, un jeune professeur de philosophie propose, comme une alternative à la peur qui semble caractériser notre époque, une vie chrétienne « dessaisie » et abandonnée à Dieu.
La vie dessaisie. La foi comme abandon plutôt que la maîtrise
de Foucauld Giuliani
Desclée de Brouwer, 172 p., 16,90 €
À première vue, la proposition paraît pour le moins contre-intuitive. Si la foi chrétienne peut quelque chose contre la peur généralisée qui a envahi notre monde contemporain, écrit Foucauld Giuliani, c’est en lui substituant… la détresse et l’inquiétude. Elles constitueraient en effet des ressorts puissants de la foi : car l’être en détresse est celui qui, se découvrant « infiniment distant de Dieu », est d’autant plus résolu à vivre auprès de lui.
Cet essai aussi délicat que vivifiant est tout entier marqué par cette ambivalence. Ce qu’y propose l’auteur, un professeur de philosophie de 31 ans, cofondateur en 2017 du café-atelier parisien Le Dorothy, n’est autre qu’un « remède paradoxal » à l’atmosphère de crise permanente où sont désormais plongées nos sociétés. Ce remède, la foi chrétienne, est pour lui aux antipodes des certitudes tranquilles ou du conformisme social. Elle induit au contraire une situation d’inconfort permanent, qu’il nomme joliment la « vie dessaisie ». Une vie brisée par le manque et le désir de Dieu, sans lequel le chrétien se découvre incapable de charité. Cela peut le conduire à « se donner », pour s’ouvrir totalement au « Tout-Autre ».
Auteur il y a seulement quelques mois, avec deux autres catholiques de sa génération, de l’enthousiasmant La Communion qui vient. Carnets politiques d’une jeunesse catholique (Seuil, 2021), Foucauld Giuliani adopte ici un ton plus intime, moins explicitement politique. La « catastrophe protéiforme » qui constitue le point de départ de son propos est décrite moins en détail que dans son livre précédent. Elle fait tout de même l’objet d’une sombre énumération introductive : « Système économique ravageant le monde naturel, ordre mondial soumis aux appétits concurrents de puissances rivales (…). Nous sommes devenus dépendants d’un modèle qui nous dégoûte et qui ne tient plus que par l’habitude et l’intérêt. »
Une fois le constat posé, le jeune philosophe s’engage, d’une plume toujours élégante, dans un développement original et percutant. S’il faut le temps au lecteur, dans les premières pages, de se familiariser avec les nombreux concepts sollicités – le tragique, l’éclatement, l’abandon, etc. –, le propos ne tarde guère à s’éclaircir. Et c’est sans doute au cours de la deuxième partie, La Communauté dessaisie, qu’il se fait le plus convaincant.
Le rassemblement des chrétiens, écrit Foucauld Giuliani, est « moins la manifestation glorieuse et sûre d’elle-même d’une communauté constituée une fois pour toutes, soudée autour d’une identité fixe et d’une certitude métaphysique, que l’exposition publique du manque dévorant de Dieu ». L’Église, quand elle renonce à se concevoir comme un refuge ou un îlot, s’apparente donc à une réunion de personnes assoiffées plus que comblées. « Brisées », même : non parce qu’elles se croiraient inférieures aux autres, ni honteusement blessées, mais parce qu’elles « ressentent l’absence du Dieu d’amour et de justice comme le seul vrai scandale de l’existence terrestre ».
Convoquant des auteurs aussi variés que Jean de la Croix, Édith Stein, Martin Buber ou William Cavanaugh, Foucauld Giuliani invite au passage l’Église catholique à prendre au sérieux sa « vocation politique », porteuse qu’elle est d’une forme d’organisation collective qui devrait être naturellement orientée vers le bien commun et ancrée localement.
Cet ancrage local, le cofondateur du Dorothy en témoigne à travers quelques récits de rencontres marquantes, faites dans le cadre de ce café associatif implanté dans un quartier populaire du nord-est parisien. Ces passages plus narratifs fournissent à son essai une « chair » bienvenue et un aperçu éloquent de ces vies dessaisies de fait : celles de pauvres qui, en tant que principales victimes de l’injustice, « tiennent entre leurs mains la possibilité de témoigner de la grâce de Dieu ».